Jéru !
Les hommes la convoitent depuis des millénaires, et cette nuit-là, j’ai senti qu’elle m’appartenait un peu, à moi. Il est trois, peut-être quatre heures du matin. Je flâne dans la vieille ville déserte et endormie. La frénésie de la journée a laissé place à un silence mystérieux. Les pierres profitent de ce répit pour susurrer leurs histoires. Au fond d’une ruelle, des escaliers métalliques m’emmènent sur les toits. J’escalade quelques murets et m’installe face au Dôme du Rocher, lieu sacré de l’Islam. Sa coupole dorée tranche avec l’obscurité. Jérusalem semble respirer paisiblement, comme un enfant assoupi.
J’ai débarqué fin janvier. Après avoir juré aux douaniers pour la troisième fois que non, je n’irai pas dans les Territoires Palestiniens pour qu’ils se décident enfin à tamponner mon passeport, j’ai posé mes valises au Jerusalem Hostel, une auberge de jeunesse un peu délabrée du centre-ville. Dans mon dortoir, je rencontre Joan, une américaine venue faire son aliya, une élévation spirituelle. Elle est persuadée de discuter avec Dieu, ce qu’elle fait nuit et jour. A leur arrivée, certains voyageurs se sentent investis d’une mission divine. D’autres sont convaincus d’être le Messie. C’est le syndrome de Jérusalem. Ici, les passions l’emportent sur la raison.
J’habite à l’Ouest, dans l’une des plus longues et des plus anciennes rues de Jérusalem. Jaffa. Mon chemin de pèlerinage pour atteindre la vieille ville. Sur la route, des bric-à-brac crachent de la musique répétitive, le tramway avale et rejette des flots d’usagers et les vitrines exhibent des pâtisseries alléchantes. Les boutiques de vêtements flashy tranchent avec les salons de coiffure vieillots. Je croise des ultra-orthodoxes, les haredim. Leurs silhouettes noires se détachent des pierres couleur crème. La plupart d’entre eux sortent de Mea Shearim, l’un des quartiers où ils se sont parqués et où le temps semble s’être arrêté. Le vendredi soir, les « Shabbes ! Shabbes ! » qu’ils jettent à la face des conducteurs impies arrachent momentanément le Shabbat à sa léthargie. Au milieu de la route, ils titubent, enivrés par leur foi. En me voyant, ils doivent penser que la société m’a pervertie. En les voyant, je me dis que la religion les emprisonne. Leurs enfants marchent à peine qu’ils ont déjà la tête recouverte d’une kippa et des papillotes plus longues que leurs petits visages. Je me demande jusqu’où cette éducation conditionnera leur vie.
Au bout de la rue, la vieille ville. La Tour de David et l’abbaye de la Dormition, où la Vierge Marie se serait endormie, s’élèvent par-dessus les murailles. Je m’engouffre par la porte de Jaffa et m’enfonce dans une ruelle dallée, encadrée de boutiques tenues par des vendeurs tantôt avenants, tantôt blasés. Des chapelets et des tissus bariolés flottent au-dessus des menoras et des kippas. Entre les « shalom ! » et les « salam ! », un vendeur de thé ambulant se faufile avec son plateau. Je lui emboîte le pas vers la porte de Damas, le côté arabe de la ville. Les épices répandent leurs senteurs exotiques, des hommes enturbannés marchent nonchalamment au milieu des piments, des olives et des choux-fleurs roses. Certains s’arrêtent devant une roulotte vétuste qui propose du sahlab, une boisson laiteuse à la cannelle et à l’eau de rose. Je me perds dans le quartier musulman. Derrière les portes entrouvertes, des jeunes tapent la balle, d’autres posent fièrement devant mon appareil. Abed, un commerçant bédouin dont les affaires ne semblent pas rouler très fort, m’invite à boire un café turc. J’écoute ses voyages et ses réflexions sur cette ville peuplée de gens que parfois tout oppose.
Les Arabes l’appellent Al-Quds, « la sacrée ». Lorsque l’appel à la prière s’échappe des minarets, les Musulmans se rendent à la mosquée, ou se prosternent quelque part, en direction de la Mecque. Parfois, les prières des Chrétiens franchissent les portes du Saint-Sépulcre et se mêlent aux chants envoûtants du muezzin. Le vendredi, une heure avant le coucher du soleil, une sirène retentit pour annoncer le début du Shabbat. Les Juifs pressent alors le pas jusqu’au Mur des Lamentations. Singulière cohabitation. Les hommes se croisent, se saluent, se défient ou s’ignorent. Un soir où je me balade dans la vieille ville, je m’arrête devant un concert de musique orientale. Face à la scène, des dizaines de jeunes arabes survoltés chantent et dansent. L’un d’entre eux attrape la main d’un haredim et l’entraîne au rythme de la derbouka. Dans la foule, les gens se sourient, complices de cet instant privilégié.
« Est-ce qu’il y a des coups de feu et des bagarres dans les rues ? » me demande un jour mon petit frère. Jérusalem est au cœur d’un conflit et pourtant, à l’Ouest, au milieu des bars et des restaurants, j’oublie le mal qui ronge le pays. Les anecdotes de mes amis me rappellent parfois à leur réalité. L’un évoque un attentat, l’autre me raconte ses années d’armée. Il m’explique amèrement ce jour où il a dû déloger une famille palestinienne, « pour l’entraînement ». A Silwan, un quartier arabe aux portes de la vieille ville, les drapeaux israéliens qui flottent sur les toits symbolisent la discorde. « Colonies » pour les uns, « implantations » pour les autres. Même les mots se font la guerre. Mais Jérusalem-Est dissimule ses tourments derrière l’effervescence de ses rues et son bouillonnement. Devant la porte de Damas, les effluves de grillades évoquent la douceur des soirs d’été. Derrière la fumée, les enfants rient aux éclats.